Sébastien Meier
Publié le March 23, 2021
Un miracle
Nan c’est pas religieux. Rien contre, rien pour, mais c’est pas ça. Pourtant le mot qui vient tout seul c’est « miracle » – faut bien décrire et puis faire simple. « Circonstances cosmiques, rouages mystérieux du destin, effet domino », c’est trop compliqué – pis c’est pas ça non plus. Alors par souci de simplicité, on va chiper dans le divin pour expliquer.
On approche la chose avec circonspection et modestie, presque de la vénération, comme une recette secrète qui a finalement donné un bon papet, tu vois ? Un miracle ? Ouais, c’est ça, un miracle, c’est chiant y a pas meilleur mot.
Avec le vacarme ambiant personne peut nous entendre, donc ça va, on risque rien à l’évoquer. On sait jamais, ça pourrait casser si on en parle trop fort. Non mais la chance qu’on a. On se dit parfois qu’on la mérite pas – ça c’est le vieux goût protestant pour la culpabilité, le bonheur on aime bien se faire du mal avec.
Tout a commencé le 9 février 2012 après le gros röstigraben « contre l’immigration de masse ». Tu te souviens ? Ah on était fâchés, nous les romands, on était fâchés. Si bien qu’on s’est alliés, portés par un courage politique rare pour la région. Fallait faire sécession. Arrêter de se laisser dicter le présent par des primitifs. Tchô bonne, toyotzes de bourbines. Vaud s’en va, la vengeance contre Berne a sonné.
Bon, fallait pas trop pousser non plus, alors on n’a pas appelé ça sécession, on appelé ça « principe renforcé de souveraineté cantonale ». C’est plus digeste. Rapidement, il a été dit qu’on allait péter la Conf’ – y avait du genou mou, même dans nos rangs, c’est sûr. C’était exagéré, on voulait pas casser la Suisse, juste respirer un autre air.
Bref. Le truc était anticonstitutionnel, alors je sais plus comment on a bidouillé, mais Vaud, Fribourg, Neuchâtel, Jura, Genève et le Valais (sur le bout des doigts, le Valais, z’en ont par en haut qui sont pas franchement progressistes) ont gueulé à l’unisson, alors la Conf’ a bien dû se résigner. Ça a pris des plombes et je te passe les détails, mais en 2018 et des brouettes, voilà-ti-pas que le principe renforcé de souveraineté cantonale est accepté (d’ailleurs Zürich et Bâle-Ville ont dit oui, hein, comme quoi c’était pas qu’un truc de welches) !
Désormais si au cours d’une votation fédérale, un canton obtient plus de 65% de quelque chose et que ce résultat est contraire au résultat national, le canton doit respecter le choix de son peuple plutôt que celui du pays. Je te dis pas le bordel administrativo-juridique, ça fait suer les juristes, m’enfin vont pas chialer d’avoir du boulot vu leur tarif-horaire.
Juin 2018, La Suisse romande est libre. T’aurais vu la teuf. C’était quelque chose. A Lausanne, les quais d’Ouchy ont pas dessaoulé pendant trois jours. Ah il en a coulé, du Chasselas, même les perches étaient bourrées.
Oh et alors depuis c’est le festival. La participation aux votations a explosé. Ben évidemment, quand tu sais que t’as une chance de gagner, tu joues.
Y a eu comme un souffle, une aspiration à autre chose et ce qu’on pensait impossible s’est produit : le Revenu Inconditionnel a été accepté, les logements abordables aussi, le congé paternité est passé – un vrai, hein, pas une espèce de oui-mais-non à la fédérale.
Et même, depuis 2020 (tchieu c’était y a longtemps), les multinationales ont dû commencer à rendre des comptes.
Elles ont voulu foutre le camp à Zoug, et finalement les cadres se sont dit « on va s’y faire chier », alors sont restées au bord du Léman. Et puis essayer de plus massacrer les pauvres, ça leur faisait un challenge. Gagner des millions, c’est has been, limite vulgaire, tu vois. Bon je digresse un coup, mais quand t’y penses : tu bosses trop, t’es coincé dans un costume cravate moche, tu vois pas tes gosses, tu fous la planète en l’air, tout ça pour te payer une Porsche identique aux autres teubés de ton quartier villa, franchement faut avoir autant d’imagination qu’un boulon. Fin de la digression.
Donc, on disait, réveil et surtout Revenu de Base Inconditionnel. Révolutionnaire. T’as pas idée. Évidemment pour l’ordre établi, c’était pas facile-facile, hein. Y en a qui ont chié au froc. Parce qu’on a même fait passer une autre loi pour éviter un renchérissement arbitraire. On voulait pas que les loyers explosent subitement sous prétexte que les gens avaient les moyens de les payer, tu vois. Alors dans l’immobilier, y a eu des crispations : « comment ? on ne peut plus arnaquer les pauvres ? mais où va le monde ?! » On avait l’impression d’être des Rouges, à dézinguer des royalistes. C’était grisant.
Puis y a eu le COVID. Ah ça a changé le débat. D’un coup les riches z’étaient au même niveau que les autres. Victimes potentielles, comme tout le monde. Z’étaient de retour sur terre, fallait les voir pâlir. L’économie était menacée et le gouvernement parlait constamment de trucs essentiels. Alors nous on a commencé à se demander ce que ça signifiait, « essentiel ». Et on s’est rendu compte que pour le pouvoir, l’essentiel c’était le commerce. Qu’on puisse plus voir nos parents ou nos ami-e-s, que nos enfants n’aillent plus à l’école, que la culture crève, z’en avaient rien à taper.
L’essentiel c’était la croissance. C’était banal, moche, déprimant, voire franchement décevant. On était à l’aube de la 3ème décennie du 21ème siècle. Y avait eu des mouvements sociaux, un réveil de la conscience politique, la jeunesse était dans la rue, réclamant à ces bobos nombrilistes de boomers de lâcher l’affaire. Et là-haut ça pensait encore « croissance », alors que le capitalisme nous conduisait dans le mur.
Le COVID n’a eu qu’un seul mérite, celui de dévoiler les plans de la classe dominante : va pour le mur, de toute manière c’est les pauvres qui vont trinquer. C’était ça, l’essentiel.
Dans la plupart des États, les peuples n’ont rien pu faire sinon descendre dans la rue et se faire péter la gueule par les flics. L’oppression ne se donnait même plus la peine de prendre des faux-airs de république ou de démocratie.
C’était la merde, dans tout l’Occident. Nous on a fermé frontières, commerces et usines pendant un moment. Radical. Un confinement très strict. Mais comme y avait le RBI, tu comprends, c’était pas si grave, on voyait pas pointer une récession au bout de la pandémie. Par miracle on avait eu le courage de changer avant la catastrophe. Les Etats sans RBI, eux, croulaient sous les vagues de chômage. Résultat : explosion de la pauvreté. Émeutes. Guerres civiles. Totalitarismes. Morts.
En Suisse, voyant que notre modèle mais-c’est-un-oreiller-de-paresse-feignasses-de-gauchistes fonctionnait, Zürich, Saint-Gall, Berne, les deux Bâles et même Zoug (on s’est bien foutu de leur gueule, bande d’hypocrites), ont fini par passer le cap du RBI.
Bien sûr, la Romandie c’est pas un îlot isolé, c’est la merde ici aussi, hein. Là on dresse un portrait idyllique parce qu’il y a de la fierté à avoir fait les bons choix au bon moment, tu vois ? On a un toit et à bouffer, c’est pas donné à tout le monde en ce moment.
Et surtout, depuis la fin de la première vague, on boit des verres dans des bars bondés, on voit famille et ami-e-s, nos hôpitaux tournent correctement parce que des lits sont disponibles et les bénévoles RBI sont en nombre, notre troisième âge n’a pas été abandonné à son sort, et nos artistes continuent à créer dans des théâtres ouverts et des salles de concert pleines. L’essentiel est sauf. Nos riches sont un peu moins riches et s’en plaignent à gorge déployée – il est regrettable que l’indécence ne tue pas. « L’État social nous assassine » bêlent-ils sans que leur faux-drame ne fasse plus pleurer personne. Rendez le pognon, qu’on finance les hôpitaux, la culture, la vie. Comme tout le monde, les riches n’ont qu’à aller dans un festival d’été gratuit pour se souvenir que ce qui rend heureux, outre être en vie, c’est les autres.